«Nos actionnaires sont les personnes qu’on côtoie au quotidien »
Français d’origine, arrivé à Bruxelles avec sa famille en 1995, Thibaut Henry choisit de faire l’ICHEC après avoir mené des secondaires en scientifique. « L’aspect concret de ces études m’a séduit, surtout qu’elles présentent le grand avantage de combiner sciences et gestion », détaille-t-il. Diplômé en 2000, il se dirige naturellement vers une multinationale et choisit le Young Graduate Program proposé par British American Tobacco.
« Sur deux ans, le principe était que les stagiaires changent de département tous les six mois, raconte-t-il. Après cette période, ils ont la possibilité de choisir les départements où ils veulent postuler. J’ai ainsi pu toucher à différents domaines du marketing: brand et trade marketing, marketing financier, contacts avec les clients… Suite à des changements d’organigramme, comme c’est souvent le cas dans les multinationales, j’ai eu l’occasion d’occuper la fonction de Retail Development Manager. En tout, je suis resté un peu plus de quatre ans chez British American Tobacco, cela a été un très bon début de carrière. J’ai notamment manié des outils que j’utilise encore aujourd’hui. »
Changement de cap
En 2005, Thibaut Henry change de secteur et se dirige vers l’agro-alimentaire. Il prend en charge la fonction nouvellement créée de Trade Marketer et Sales&Market Analyst chez Imperial Meat Products, une entreprise spécialisée dans la charcuterie. « Dans le domaine du tabac, la publicité et le marketing sont très contrôlés. J’avais envie d’apprendre d’autres choses et aussi de travailler pour un produit plus éthique. J’ai pu acquérir de nouvelles compétences chez Imperial Meat Product, même si je n’y suis resté qu’un an. Mon rôle était de faire beaucoup d’analyses de marché, chose que j’avais déjà faite chez BAT, mais aussi d’aller sur le terrain et trouver des endroits où nos produits étaient peu représentés. Sur papier, la fonction était très intéressante. Dans les faits, elle est restée assez floue. D’ailleurs, je ne pense pas avoir été remplacé après mon départ… »
Cette expérience lui donne l’occasion de réfléchir à ce qu’il veut vraiment faire. « Il me manquait quelque chose, je n’étais pas très épanoui. Ce qui me plaisait, c’était avant tout la plus-value de mon travail. J’ai fait une rencontre décisive et j’ai recroisé une ancienne camarade de promo qui travaillait déjà pour les Petits Riens. Un poste était ouvert, cela a vraiment été une question de timing. Je connaissais peu l’association, mais ses missions me parlaient. ». Thibaut Henry est alors engagé par l’asbl comme adjoint du directeur de la filière mobilier, une fonction qui allie le commercial et l’économique, à une finalité sociale évidente.
«M’inspirer de ce qui se fait ailleurs pour l’implémenter ici est une vraie plus-value de mon travail chez les Petits Riens. »
Multiples casquettes
Après six mois au poste d’adjoint, il prend la tête du département, qui fait partie des deux grands piliers de l’organisation aux côtés des vêtements, pour une période de quatre ans suite au départ de l’ancien directeur. En parallèle, le poste de directeur financier est créé de toute pièce. Deux personnes précèdent Thibaut Henry qui relève le défi en novembre 2010. « Le titre de directeur financier est assez théorique ici: il regroupe toute une série de casquettes. Je gère notamment les procédures, l’administration, la sécurité, la gestion de l’énergie ou de l’informatique. Aux Petits Riens, chacun est polyvalent et sort de son cadre au sein de l’association, c’est ce qui est intéressant dans notre culture d’entreprise. »
Un des éléments qui l’ont poussé à postuler pour cette fonction, c’est sa marge de professionnalisation. « Beaucoup de choses étaient et restent encore à faire, c’est passionnant. M’inspirer de ce qui se fait ailleurs pour l’implémenter ici est une vraie plus-value de mon travail chez les Petits Riens », résume-t-il.
Bien connus des belges grâces à ses bennes emblématiques, les Petits Riens sont aussi très actifs dans la réinsertion socioprofessionnelle. Répartis en cinq asbl distinctes, leurs membres se chargent de collecter du matériel informatique, des vêtements ou du mobilier, qui sont ensuite, soit vendus, soit redistribués. Les bénéfices ainsi récoltés permettent à l’association de financer ses actions sociales.
Chaque année, les services sociaux des Petits Riens viennent en aide à quelques 1.500 personnes et mobilisent une quarantaine de travailleurs sociaux. Ils gèrent aussi la plus grande Maison d’Accueil du pays, qui abrite 120 sans abri dans un bâtiment situé rue Prévôt, un versant sans doute moins connu des activités de l’absl. « En plus de financer nos services sociaux, notre filière commerciale joue elle-même un rôle social en s’attaquant à l’insertion socioprofessionnelle. Au quotidien, ce sont plus de 300 personnes qui y travaillent et nous donnent un coup de main en marge du marché du travail classique. Accompagner les gens dans l’autonomie de façon durable, c’est la mission la plus importante à mes yeux. Enfin, nos magasins permettent à des centaines de milliers de clients d’acquérir des objets recyclés de qualité à bas prix, un geste à la fois écologique et économique. Nos actionnaires sont les personnes qu’on côtoie au quotidien, c’est très enrichissant. »
Brique dans le ventre
Chaque année, les Petits Riens collectent 1.500 tonnes d’objets divers et 5.500 tonnes de vêtements grâce à leurs 900 containers répartis sur toute la Belgique. Outre le produit des ventes, environ 20% des rentrées financières proviennent de divers subsides. La Cocof finance, par exemple, les salaires des travailleurs sociaux de la Maison d’accueil. D’autres subsides financeront peut être une deuxième maison d’accueil dédiée aux jeunes de 18 à 24 ans inaugurée le 14 décembre et nécessitera davantage d’intervenants sociaux. Les demandes sont actuellement en cours.
« Dans la plupart des asbls, le ratio est inversé. Nous avons la chance d’avoir 80% de rentrées propres, ce qui nous permet de conserver une certaine forme d’indépendance et d’autonomie. Cette assise financière nous offre une grande liberté d’action, affirme Thibaut Henry. Dans le cas de nouveaux projets, il faut pouvoir compter sur un bon matelas financier pour assurer la transition, étant donné que les subsides peuvent être versés avec un an de décalage. Nous fonctionnons comme une grosse PME. Un de nos choix de départ a été de faire fonctionner nos magasins avec des salariés. Je nous envisage comme une entreprise d’économie sociale à part entière. »
Parmi ces rentrées propres: des dons, en espèce ou en nature, le produit des 18 magasins ou encore le défilé annuel Second Hand, second life, un des temps forts de l’année. Depuis ses débuts en 1937, l’asbl s’est également constitué un patrimoine immobilier conséquent, notamment grâce à des legs et à des investissements propres. C’est au directeur financier qu’il revient la tâche de gérer et d’optimiser ce patrimoine. « La finance pure n’occupe que 15% de mon temps. Gérer l’immobilier – le paiement des loyers, le suivi des contrats, de l’indexation – est ce qui est le plus prenant. Je vais, par exemple, tous les jours surveiller la progression de nos différents chantiers. »
«Nous avons la chance d’avoir 80% de rentrées propres, ce qui nous permet de conserver une certaine forme d’indépendance et d’autonomie. »
Rentabilité sociale et économique
Pour faire tourner l’asbl, cinq statuts se côtoient dans les activités des Petits Riens, ce qu’illustre l’acronyme SABRE: les salariés, les articles 60 – soit ceux qui bénéficient d’un contrat de réinsertion, les 150 bénévoles, les résidents de notre maison d’accueil qui participent au travail quotidien dans la mesure su possible et des personnes qui ont à effectuer des travaux d’intérêt généraux (TIG/PAT). « Dans notre système, toutes ces personnes sont essentielles au bon fonctionnement de l’organisation. Elles ont des horaires et des missions très différents. Le rôle des chefs d’équipe est de concilier les aptitudes de chacun pour que la mayonnaise prenne. Ce mélange de statuts est passionnant. »
Ces acteurs se côtoient au quotidien dans le cadre de formations ou de réunions matinales, les magasins n’ouvrant qu’à midi. Tout ce petit monde se rencontre aussi lors des séances d’informations, grandes messes annuelles qui rassemblent tout le personnel, quel que soit son statut. Parmi les modules de formation proposés, on retrouve des cours en gestion de conflits, de premiers soins, le permis voiture, camion ou clark, ou encore une formation à la vente.
Le rôle du département, composé de trois comptables, deux informaticiens, quatre personnes au service technique et un responsable accueil et sécurité, est de gérer les finances des cinq asbl (factures, budgets, analyses, investissements etc.), d’assurer un cadre de travail agréable aux clients internes (bureaux, IT, fleet, gsm), mais aussi de professionnaliser l’organisation (procédures, programmes, outils). « Nous traitons environ 5.000 factures par an. Notre plan analytique et notre comptabilité mensuelle sont assez classiques. Notre budget bouclé en décembre rassemble l’information émanant de toutes nos filières. On a le devoir de nous assurer que chaque euro est bien investi.» Un rapport mensuel fait également état de l’ensemble des dons.
Rationaliser l’informatique
Comme l’explique Thibaut Henry, l’asbl réfléchit aussi à se doter de nouveaux outils. « Il y a un projet de créer des tableaux de bord reprenant différents indicateurs dans les tiroirs depuis plusieurs années. Un modèle existe, mais n’est pas utilisé dans la pratique. Collecter les informations sur le terrain et le remplir me prend beaucoup trop de temps. » Un tableau global est néanmoins dessiné chaque année et synthétise toute sorte d’informations allant des dons récoltés, aux chiffres d’absentéisme, aux produits des ventes ou au nombre de demandes d’accueil.
Si beaucoup de données sont formalisées dans des fichiers Excel, un projet d’ERP est aussi à l’étude. Depuis trois ans, un développeur IT contribue à améliorer les systèmes IT en interne. Un programme web-based est autant utilisé par la finance, que par les travailleurs sociaux. « Une des difficultés pour adopter un ERP est de choisir ce que l’on va considérer, le social return on investment étant plus compliqué à mesurer. Certaines données qui illustrent qu’on fait bien notre travail, comme la satisfaction des personnes qu’on aide, sont difficilement chiffrables. Nous aurions besoin d’un outil qui combine des KPI sociaux, en euro et en kilos, nos mesures types, ce qui est loin d’être évident. Il me faudra être créatif, cela reste un gros défi. La marge de rationalisation est énorme.» Nous avons la chance de pouvoir compter sur un conseil d’administration composé de bénévoles qui sont experts en plusieurs domaines. Ils nous aident à choisir les meilleures options face aux choix que nous sommes amenés à faire.
« Nous avons le devoir de nous assurer que chaque euro est bien investi. »
Projet d’expansion
Installé sur un espace de 1.800m2 en plein centre ville, l’espace de stockage du magasin central et du siège ne suffit plus et pourra difficilement s’étendre. Pour augmenter leur capacité, les Petits Riens travaillent en ce moment sur un grand projet de déménagement qui devrait voir le jour d’ici 2015. Le budget estimé sera de dix millions d’euros. Une partie de ces fonds proviendra de fonds propres, le reste d’un emprunt.
« C’est un projet très ambitieux, on essaye en ce moment de déterminer comment le financer. Tout un nouveau site sera créé du côté d’Anderlecht, entre Coca et Ikea, plus précisément! Il permettra de rassembler au même endroit les activités logistiques de nos deux sites et de gagner en efficacité en travaillant par métier plutôt que par produit. On espère que la construction débutera d’ici un an et demi », précise-t-il. Les plans sont déjà conçus et les demandes de permis ont été déposées. L’urbanisme devrait donner sa réponse mi-2013. 10.000 m2 seraient prévus.
Ce projet de taille permettra ainsi aux Petits Riens de croître en toute sérénité et peut-être d’étendre son champ d’activités. « D’ici 2015, nous passerons sûrement de 200 salariés à plus de 250. Notre ambition est de faire davantage d’actions sociales. Nous ne sommes pas mégalomanes, mais nous sentons que nous pourrions faire plus. Tant qu’il y aura de la pauvreté, il y aura des projets à mener: c’est en tout cas ma vision. Les besoins en termes de logements à Bruxelles sont énormes. Nous pourrions être plus actifs dans ce domaine. » Le site du Châtelain restera un lieu d’accueil et les appartements qui s’y trouvent resteront gérés par les Petits Riens. « Le nerf de la guerre chez nous est de trouver du cash pour financer notre action sociale. Toutes nos actions connexes n’en sont que le moteur. Notre raison d’être est de lutter contre la pauvreté, quoi qu’on fasse », conclut Thibaut Henry.