Paiements aux personnes établies dans des paradis fiscaux

La Loi-programme du 23 décembre 2009 a introduit une obligation de déclarer, sur base annuelle et dans une annexe spécifique, les paiements effectués, directement ou indirectement, à des personnes établies dans des paradis fiscaux, lorsque le montant total de ces paiements s’élève à au moins 100.000 EUR durant la période imposable.

A défaut, de tels paiements ne seront pas déductibles. En outre, quand bien même les paiements en question auront été déclarés, leur déduction fiscale ne pourra être obtenue que si le contribuable est en mesure de démontrer qu’ils sont effectués dans le cadre d’opérations réelles et sincères, conformes au marché, avec des personnes autres qu’artificielles.
Dès la publication du projet de loi, de nombreuses voix s’étaient élevées pour demander des précisions (d’aucuns parlant même de rédaction lamentable du texte légal). Pour aider à la clarification du texte légal, l’administration s’est fendue d’une circulaire. Si les attentes étaient grandes, force est de constater que, sans éclaircir le texte légal, l’administration le rend plus opaque encore et rajoute même des obligations non prévues par le législateur. Morceaux choisis.

Contribuables visés

L’obligation de déclaration vise les sociétés et établissements belges de sociétés étrangères. La circulaire étend par ailleurs l’obligation de déclaration pour les paiements effectués par les établissements stables étrangers de sociétés belges. On cherchera en vain une justification valable à une telle extension du texte pour les établissements stables situés dans un pays avec lequel la Belgique a signé une convention préventive de la double imposition. Par ailleurs, cette extension implique que des paiements purement locaux (par exemple effectués par une succursale établie aux Iles Cayman à une contrepartie établie aux Iles Cayman) devront également être mentionnés, alors que de tels paiements ne présentent pas le moindre intérêt pour l’administration fiscale belge.

Paradis fiscal

Dans le cadre de cette nouvelle obligation, sont considérés comme des paradis fiscaux:

  • Les Etats n’appliquant pas effectivement et substantiellement le standard OCDE en matière d’échange d’informations (« la liste de l’OCDE »). Cette liste sera instituée par le « Peer Review Group » institué au sein du Forum mondial de l’OCDE. Cette liste n’a pas encore été publiée;
  • Les Etats sans impôt des sociétés ou avec un taux nominal d’impôt des sociétés inférieur à 10%. La liste actuelle inclut: Abu Dhabi, Ajman, Andorre, Anguilla, Bahamas, Bahreïn, Bermudes, Iles Vierges britanniques, Iles Cayman, Dubaï, Fujairah, Guernesey, Jersey, Maldives, Ile de Man, Moldavie, Monaco, Monténégro, Nauru, Palau, Ras al Khaimah, Saint-Barthélemy, Sercq, Sharjah, Iles Turks-et-Caicos, Umm al Quwain, Vanuatu, Wallis-et-Futuna. Cette liste sera (en principe) revue tous les deux ans, et la liste pertinente est celle en vigueur le 1er janvier de l’exercice d’imposition qui est lié à la période imposable au cours de laquelle les paiements ont été effectués. On peut se demander ce qui a poussé le législateur a utilisé un taux de 10% pour l’application de cette mesure, sachant qu’un taux de 15% est par ailleurs retenu dans le cadre de l’exemption des dividendes reçus (régime dit des « revenus définitivement taxés »). En d’autres termes, la notion de paradis fiscal diffère selon la disposition légale invoquée, ce qui est pour le moins troublant.

Paiement

Ni la loi ni la circulaire ne définissent la notion de paiement. Dans le cas où le législateur n’a pas lui-même défini une notion, il conviendrait, en vertu des principes généraux, de se baser sur la notion de paiement telle que contenue dans le Code civil. Il semblerait toutefois que cette approche trop restrictive ne soit pas celle que l’administration fiscale entend donner à cette notion. En effet, la circulaire donne comme exemples les paiements de loyers, intérêts, remboursements du capital, dividendes, redevances, achats d’actifs, rémunérations de prestations de services, commissions, frais de courtage, honoraires,…
Il est regrettable que la notion de paiement ait été étendue à ce point, et ne soit pas limitée aux dépenses; l’obligation incombant aux contribuables eût dès lors été plus raisonnable, et certainement plus opportune sachant que, en termes de sanction, celle-ci se limite à la non-déductibilité. La circulaire précise en outre que le terme paiement ne vise pas uniquement les paiements scripturaux ou fiduciaires mais également les paiements en nature.

Paiement indirect

L’obligation de déclaration s’applique aussi en cas de paiement indirect. Selon les travaux parlementaires, il s’agit d’éviter que les contribuables fassent transiter par des personnes non établies dans des paradis fiscaux des paiements destinés à des personnes établies dans de tels paradis.
Selon la circulaire, si le contribuable sait ou devait savoir que le bénéficiaire juridique du paiement est seulement une personne intermédiaire et que le véritable bénéficiaire du paiement est établi dans un Etat visé, alors ce montant doit être déclaré.
La circulaire ajoute que, dans ce cas, il importe peu de savoir si la personne intermédiaire a reçu le paiement pour son propre compte ou non. On notera à cet égard que l’on aperçoit mal, si une personne reçoit un paiement pour son compte, comment on pourrait le considérer comme intermédiaire.
Par ailleurs, on ne peut s’empêcher de faire le rapprochement entre ce point de vue et celui exprimé précédemment par le Ministre des Finances en matière de bénéficiaire effectif, à savoir que, sauf cas spécifique, le bénéficiaire d’un paiement est censé en être le bénéficiaire effectif, sauf s’il est avéré que le paiement a été reçu en application d’un contrat de mandat.

Timing

Selon la circulaire, il convient de prendre en considération les paiements pour la période imposable au cours de laquelle un décaissement effectif a lieu. Cette position est pour le moins inattendue. En effet, il est tout à fait possible qu’une dépense ait été comptabilisée en l’année X alors que son paiement effectif n’a lieu qu’en l’année X+Y. Selon la circulaire, c’est par conséquent en l’année X+Y que la sanction de non-déduction pourrait le cas échéant trouver à s’appliquer, alors que, en l’année X+Y, aucune charge ne se retrouve dans le compte de résultats. Cette position est d’autant plus surprenante qu’elle revient à postposer le risque de non-déductibilité, ou en d’autres termes à différer l’imposition ce qui, venant de l’administration, est assez inattendu.

Personne établie

Selon l’administration, le terme « personne » vise aussi bien les personnes morales que les personnes physiques. Il importe peu que ces personnes soient soumises à un impôt sur les revenus.
D’après la circulaire, le terme « établi » vise non seulement le cas où une personne dispose d’une adresse dans un Etat visé, mais également celui où un paiement est effectué sur un compte ouvert auprès d’une institution financière établie dans un Etat visé mais appartenant à une personne établie dans un Etat non visé. Est également visé le paiement effectué à une succursale, non établie dans un paradis fiscal, d’une société établie dans un Etat visé.
Si le contribuable belge souhaite échapper à l’obligation de déclaration, il lui incombera alors de démontrer sur la base de données objectives et vérifiables que le bénéficiaire est résident fiscal d’un Etat non visé.

Seuil de € 100.000

L’obligation de déclaration naît dès lors que la somme des paiements qui tombent dans le champ d’application atteint € 100.000 sur base annuelle. Inutile de préciser que, pour des contribuables d’une certaine taille, le seuil de € 100.000 est particulièrement bas. En fait, pour nombre d’entre eux, un seul paiement pourrait suffire à dépasser le seuil en question.
S’agissant de paiements effectués en une devise autre que l’euro, la circulaire prévoit que, pour la détermination du montant à déclarer (ainsi que pour déterminer si le seuil de € 100.000 est atteint), chaque paiement doit faire l’objet d’une conversion au taux de change applicable à la date du paiement. Il ne fait pas de doute que l’exigence d’une conversion pour chaque paiement va, elle aussi, créer de nombreux soucis pour les contribuables. Il aurait sans doute été préférable que l’on autorise les contribuables à utiliser le taux de change moyen pour la période (ou le taux de change à la clôture).

Formulaire de déclaration

Les paiements qui qualifient doivent être déclarés dans un formulaire 275 F qui devra être joint à la déclaration fiscale annuelle en matière d’impôts sur les revenus. Si plusieurs paiements ont été faits à un même bénéficiaire, ces paiements doivent être déclarés distinctement (on ne peut donc globaliser les paiements, ce qui alourdit considérablement la charge administrative). Doivent également être mentionnés l’Etat, le destinataire (l’identité ou dénomination et adresse), la date, l’objet et le montant du paiement.

Conséquences de la déclaration

Dans l’hypothèse où le contribuable a déclaré lesdits paiements, il doit en outre justifier, par toutes voies de droit, que les paiements sont effectués dans le cadre d’opérations réelles et sincères et qu’ils sont passés avec des personnes autres que des constructions artificielles. En ce qui concerne la notion d’opérations réelles et sincères, il est renvoyé aux commentaires administratifs concernant une autre disposition, qui prévoient qu’il doit s’agir d’opérations professionnelles qui répondent bien à une nécessité industrielles, commerciale ou financière et qui trouvent ou doivent trouver normalement une contrepartie dans l’ensemble de l’activité de l’entreprise.
Pour admettre la déductibilité, le contribuable doit en outre démontrer que la contrepartie octroyée par la personne établie dans un paradis fiscal a bien existé, et que  la valeur de la contrepartie est bien comparable à celle qui serait reçue aux conditions du marché pour les opérations de même nature.

Absence de déclaration

Les paiements non déclarés seront ajoutés aux dépenses non admises, même s’il s’agit de paiements dans le cadre d’opérations réelles et sincères. Il va de soi que, pour des paiements qui ne consistent pas en des dépenses, la sanction de la non-déductibilité sera sans objet.
Une autre sanction (qui elle s’appliquera à tous les paiements) est le risque d’application d’une amende, certes limitée à € 1.250. On peut s’attendre à ce que de nombreuses sociétés préfèrent prendre ce risque plutôt que déclarer certains montants qui n’ont pas le caractère de dépense mais qui pourraient le cas échéant être attaqués sur la base d’autres dispositions incluses dans le code des impôts sur les revenus (e.g. réintégration dans la base imposable d’avantages anormaux ou bénévoles accordés à une entité liée étrangère).
Enfin, on notera que l’administration confirme dans la circulaire que la déclaration pourra être utilisée en vue de mener des contrôles en matière de prix de transfert, afin de vérifier le caractère « at arm’s length » de certaines transactions qui s’inscrivent dans le cadre d’une planification fiscale transfrontalière impliquant des entités établies dans des pays à fiscalité faible ou inexistante.

Conclusion

La nouvelle obligation de déclaration semble placer la barre très (trop?) haut en ce qui concerne les exigences en termes de « reporting ». En effet, et comme expliqué ci-dessus:

  • Le champ d’application ratione materiae est extrêmement large;
  • Pour des contribuables d’une certaine taille, le seuil de € 100.000 est pour ainsi dire immatériel, et reprendre dans une déclaration tous les paiements qui qualifient constituera un véritable challenge;
    Des problèmes pratiques vont dans de nombreux cas surgir (e.g. cas de paiements multiples en une devise autre que l’euro);
  • Le contribuable belge sera en règle générale bien incapable de déterminer si le bénéficiaire, établi le cas échéant dans un pays « légitime », ne perçoit pas en fait les paiements au nom et pour compte d’un bénéficiaire effectif établi dans un paradis fiscal.

Sur la base de discussions que nous avons eues avec certains groupes, il apparaît déjà que, dans la majorité des cas, il sera virtuellement impossible de suivre tous les paiements visés. En effet, s’il semble théoriquement possible d’assurer un tel suivi, moyennant des aménagements lourds et coûteux aux systèmes informatiques (investissements dont le coût sera plus que probablement prohibitif), des paiements directs vers des paradis fiscaux, le problème semble relativement insoluble lorsque l’on prend en compte les paiements indirects tombant dans le champ d’application de la mesure. Si l’on peut comprendre (et approuver) que le fisc belge souhaite faire la chasse aux contribuables qui transfèrent des revenus imposables vers des cieux fiscalement plus cléments, force est de constater que, dans le cas d’espèce, la mesure risque bien faire peser sur les contribuables une charge disproportionnée par rapport au but poursuivi.

Stéphane Jourdain et François van der Stegen de Schrieck (Deloitte)

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